En janvier 1977, se produisit à la Maison-Blanche un incident burlesque qui peut aider à expliquer la sombre atmosphère dans laquelle est né Internet. L'incident serait risible s'il n'était si grave.
Comme dans une scène de DocteurFolamour, le conseiller pour la sécurité nationale du président Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, était en train se faire présenter par un officier subalterne le détail des plans de protection des dirigeants du pays en cas de conflit nucléaire. Le jeune officier expliquait en long et en large que des hélicoptères devaient se poser sur les pelouses de la Maison-Blanche, du Capitole, et du Pentagone et embarquer illico le président et ses conseillers jusqu'à des sites soigneusement dissimulés, dont certains abris antiatomiques secrets près de Culpeper en Virginie.
Comme l'officier débitait son discours, Brzezinski lui coupa soudain la parole, et exigea une évacuation réelle immédiatement.
" Là? " demanda incrédule l'homme de l'état-major.
" Oui, sur-le-champ ! " aboya Brzezinski.
" Les yeux du pauvre gars [ ] lui sortaient pratiquement de la tête ; il paraissait tellement surpris [ ] Il tendit la main - un téléphone et c'est à peine s'il pouvait s'exprimer de manière cohérente lorsqu'il demanda que l'hélicoptère vienne immédiatement pour un exercice ", raconte Brzezinski.
Plusieurs heures d'angoisse plus tard, après une série de gaffes désastreuses et d'impairs mortifiants dignes des Three Stooges *, l'hélicoptère emportant Brzezinski battait enfin des pales vers Washington pour le voyage de retour.
Mais le fiasco ne devait pas s'arrêter là. Les troupes de sécurité de la Maison-Blanche, paniquant à la vue d'un hélicoptère non autorisé et potentiellement hostile approchant le bâtiment, ordonnèrent aussitôt une alerte. Ils se précipitèrent en position avec des fusils automatiques, se préparant à abattre l'hélicoptère de Brzezinski.
Cet échec déplorable fut une expérience salutaire qui donna à réfléchir au Pentagone, pointant du doigt les failles grossières de ses grandioses plans pour " gagner " une guerre nucléaire.
Dans le dessein de répondre à ce défi, l'Advanced Research Projects Agency du Pentagone (ARPA) proposa plusieurs technologies informatiques ingénieuses et peaufina celles qui existaient déjà : Téléconférence, réalité virtuelle, satellite GPS et courrier électronique. Les techniciens et scientifiques devaient pouvoir communiquer même après une guerre nucléaire. Les survivants pourraient brancher une ligne téléphonique afin de communiquer avec d'autres scientifiques pour entamer le processus de reconstruction de la civilisation moderne. Comme la plupart des villes n'existeraient plus, les messages devraient être morcelés en éléments, disséminés dans tout le système, contourner les cités désormais inexistantes, puis être assemblés de nouveau à leur destination'. L'ARPA combina ces idées avec un système existant pour créer ce qui porte aujourd'hui le nom de messagerie électronique (e-mail*).
Il y avait aussi un sentiment d'urgence. Le Pentagone craignait que I'Union soviétique ne se reconstruisit sur ses mines avant les Etats-Unis. À la suite d'une guerre nucléaire, il y aurait une course à celui qui pourrait rebâtir son pays le premier. Dans ce scénario de deux boxeurs sonnés, gisant sur le dos, reprenant lentement conscience, le vainqueur de la Troisième Guerre mondiale serait celui des deux pays qui se remettrait sur ses pieds le premier (bien parti ainsi pour gagner la Quatrième Guerre mondiale). Par conséquent, la priorité du Pentagone était de fournir aux scientifiques un moyen pour reconstruire le pays aussi vite que possible, sans restrictions inutiles ni impedimenta.
D'évidence, cela voulait dire que le réseau eût à exister sans " agent de police ". Les règlements bureaucratiques, la censure, et toute interférence politique ne feraient que retarder la reconstruction de l'Amérique dans sa course avec l'Union soviétique (pour mener la Quatrième Guerre mondiale !). Voilà en partie pourquoi Internet fut construit sans censeurs, règles ni règlement d'aucune sorte.
Arpanet, conçu à l'origine pour relier les scientifiques et les universités du pays, fut modifié à cette fin. Et Arpanet devint Internet.
Le 21 novembre 1961, il n'y avait ni sages ni prophètes
pour invoquer la sagesse de l' âge de l'information au moment
où une demi-douzaine de scientifiques se réunirent
à Boelter Hall, siège du département de recherche
informatique de l'UCLA (Université de Californie à
Los Angeles), pour connecter leur ordinateur avec celui du Stanford
Research Institute près de Palo Alto.
" Aucun photographe n'était présent, et il
ne nous est pas venu à l'idée qu'il dût y
en avoir un ", se souvient Steve Crooker, qui était
étudiant de troisième cycle à l'époque'.
Personne, en fait, ne se souvient même de ce qui fut dit
dans le premier message historique à avoir relié
deux ordinateurs éloignés.
Arpanet raccordait initialement quatre sites l'UCLA, l'Université de Californie à Santa Barbara, le Stanford Research Institute et l'Université de l'Utah. Arpanet crût lentement, entravé à chaque détour à cause de la nature archi-secrète du projet, et parce que les ordinateurs d'alors étaient le plus souvent incompatibles. En 1971, il n'y avait encore que deux douzaines de sites. En 1974, l'Arpanet en comptait 62. En 1981, le nombre dépassait 200. Ce n'est qu'en 1981 qu'Arpanet atteignit finalement la masse critique entre universités et laboratoires scientifiques.
Quand Arpanet prit enfin son essor, le succès fut tel que le projet initial fut officiellement abandonné en 1990, pour avoir accompli sa mission originelle. Avec la fin de la Guerre froide, le témoin passa des mains des militaires à celles de la National Science Foundation. Arpanet, naguère domaine réservé des physiciens et des informaticiens, finit par exploser dans le domaine public lorsque les gens eurent vent de cette merveille technologique.
Dès 1994, plus de 45 000 réseaux de moindre envergure avaient rejoint Internet. Cette année-là, les physiciens mirent un peu d'ordre dans un Internet indiscipliné, sauvage et confus. La Guerre froide ayant cessé, il n'y avait plus aucune raison pour garder Internet vierge de toute régulation. Tim Berner-Lee, un mathématicien travaillant au CERN, le tentaculaire centre européen de recherches physiques de Genève en Suisse, créa en 1991 le World Wide Web, qui allait rendre possible l'accès multimédia à Internet. À l'instar d'Arpanet, qui pouvait raccorder des physiciens et des techniciens pendant comme après une guerre nucléaire, le Web fut originellement conçu pour raccorder les physiciens des particules et leur permettre de suivre leurs complexes expériences et leurs montagnes de données dans les colossales machines à concasser les atomes.
Jusqu'où croîtra Internet ? "je n'ai pas peur d'avancer la prévision, dit Vinton Cerf, l'un des pionniers d'Internet, qu'en 2005 Internet sera aussi étendu que le réseau téléphonique aujourd'hui". (Il y a 600 millions de lignes téléphoniques installées dans le monde.)
Du fait de la décision historique prise en 1996 par la Federal Communications Commission (FCC) *, qui va ouvrir à terme la voie à la fusion entre la télévision et Internet, et puisque 90 pour cent de tous les foyers ont une télévision (on en compte moins qui soient équipés du téléphone, de toilettes avec chasse d'eau, ou d'un ordinateur), nous pourrions voir en fait 99 pour cent de la population américaine raccordée à Internet.
L'information stockée sur Internet augmente elle aussi à toute allure. En 1996, il était possible d'y accéder à quelque chose comme 70 millions de pages 14. On pense que dès 2020 Internet donnera accès à la somme totale de l'expérience humaine sur cette planète, la connaissance collective et la sagesse des 5 000 ans passés d'histoire écrite.